Biographie de C.G. Jung

C.G. Jung : Article d’Etienne Perrot paru dans l’Encyclopedia Universalis ©

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Jung à Bollingen, 1953

Jung n’est pas seulement un psychiatre rival de Freud ou son continuateur. Il est avant tout le témoin d’une réalisation intérieure dont sa méthode psychologique et son œuvre sont les fruits. Cette aventure fait rentrer dans le domaine scientifique l’antique quête du Graal et l’audacieuse descente aux enfers de Faust. Jung a rencontré sur son chemin d’adolescent la figure fascinante qui avait conduit à la folie Frédéric Nietzsche, comme lui bâlois d’adoption : celle de Zarathoustra, le messager du surhumain. À son tour il s’est vu contraint par le destin d’affronter ce qui est, en définitive, l’unique problème de l’âme moderne : l’homme peut-il être surmonté et par quelle voie ? Plus heureux que son devancier, il lui a été donné de conjurer les périls de cette entreprise herculéenne et de la rendre à nouveau possible. Au terme de sa carrière, il présente en modèle, non le héros, qu’il ait nom Siegfried, Faust ou le Surhomme, mais un paisible couple de vieillards, Philémon et Baucis, hôtes humbles et bienheureux des dieux, promis par eux à l’immortalité.

1. Les étapes d’une recherche

Carl Gustav Jung est né à Kesswill, sur la rive suisse du lac de Constance. Son père, pasteur, s’installa peu après à Schloss-Laufen, au bord de la chute du Rhin, puis à proximité de Bâle, ville où le jeune Carl Gustav fit ses études et acquit le titre de médecin. Jung vit se poser à lui, dès ses premières années, la double question qui domina sa vie : « Qu’est le monde et qui suis-je ? » et, malgré l’intense curiosité qui le portait vers la réalité extérieure, il devina d’emblée que la réponse se trouvait au-dedans de lui et non au-dehors. L’insuffisance du cadre religieux éclata aux yeux de ce fils d’un pasteur torturé par le doute. La notion chrétienne d’un Dieu tout amour ne résista pas à ses premières expériences intimes, qui lui révélèrent au fond de lui-même un mysterium tremendum, une source d’effroi sacré. Mais, avec le bon sens qui accompagna toujours chez lui l’audace et lui évita de connaître le sort d’un Nietzsche, il comprit que l’homme doit d’abord se forger une personnalité solide. Aussi, pendant une longue période, il tint vigoureusement à l’arrière-plan l’hôte dangereux qui le sollicitait pour se consacrer à l’étude de la science de son temps. La psychiatrie lui parut offrir un moyen d’aborder la totalité de l’homme.

Ses études achevées, il entra au Burghölzli, hôpital psychiatrique du canton de Zurich où il fut l’élève d’Eugen Bleuler. Après avoir soutenu sa thèse sur «la psychopathologie des phénomènes dits occultes» (1902), il y prépara ses premières publications : études sur les associations (1903) et la démence précoce (1907). Jung s’efforça de dépasser une attitude purement descriptive de la maladie mentale et de la comprendre de l’intérieur.

Les travaux de Freud ayant attiré son attention, il lia avec l’auteur de L’Interprétation des rêves une amitié féconde qui dura sept ans. L’esprit de système de son aîné l’éloigna peu à peu de lui : Jung ne pouvait accepter une conception de l’énergie psychique (libido) limitée, pour les besoins d’une théorie, à l’impulsion sexuelle. La rupture entre les deux hommes devint inévitable après la parution de Métamorphoses et symboles de la libido (1912) où Jung examinait les matériaux fournis par une jeune Américaine et les rattachait aux grands mythes de l’humanité. Elle fut consommée l’année suivante. À la même époque, Jung, qui s’était installé à Küsnacht, près de Zurich, au bord du lac, où il exerça jusqu’à sa mort, abandonna son poste de Privatdozent à l’université de Zurich.

Désormais seul et à la recherche d’une orientation, il sentit que, pour la trouver, il devait affronter en lui-même le monde obscur. Si mystérieuse que fût sa décision d’accepter la «confrontation avec l’inconscient», la solennité avec laquelle il en parle, la situe et la date (12 décembre 1913) oblige à y voir un tournant de son destin. C’est en fait la metanoia, la conversio, point de départ de toutes les aventures de l’âme, l’abandon des normes de la vie courante pour se tourner vers l’intérieur afin d’y enfanter un nouvel ordre. Cette périlleuse descente faustienne dans le monde des mères se termine, vers 1918, par l’atteinte d’un nouvel équilibre fait de communication entre la conscience et l’inconscient. Jung entre alors dans sa période de création définitive. Cette épreuve fut, dit-il, «la matière première de l’œuvre d’une vie».

La structure de la psyché

Les Types psychologiques composés au sortir de cette gestation (1921) décrivent une structure quaternaire de la psyché (le quatre, la croix traduisant une totalité). Mais les quatre fonctions psychologiques : pensée, intuition, sentiment et sensation, dont l’importance respective caractérise les différents types humains, forment un instrument que l’homme doit manier pour évoluer. La vision junguienne de l’homme est purement dynamique. Deux concepts la résument : le devenir (Werden) et la transformation (Wandlung). L’homme est l’aboutissement de l’évolution des espèces. En lui le monde devient conscient de lui-même par la formation d’un moi. Mais le renforcement unilatéral de ce dernier ne doit pas dépasser une certaine limite. Au-delà, le moi tend à oublier son lien avec l’océan d’où il sort, l’arbre se sépare de ses racines, se dessèche ou produit des fruits monstrueux. Sur le plan collectif, ce sont, en retour, les déchaînements sauvages dont les exemples abondent au XXe siècle ; chez l’individu, c’est la névrose, affection mentale où l’inconscient, nié, réclame sa part. La névrose n’est donc pas liée uniquement à des événements du passé, notamment infantile, comme chez Freud, mais à une situation actuelle.

Rétablir le passage sans heurt du courant psychique, source de renouvellement, tel est le but de l’exploration intérieure. Pour y parvenir, Jung n’a guère recours à des techniques, coupables à ses yeux de préjuger du résultat. Sa méthode est définie par le terme d’Auseinandersetzung, confrontation, échange sans dérobade de deux personnalités en vue de la réalisation de la conscience (Bewusstwerdung). Une attitude «objective», neutre, n’est pas de mise de la part du praticien ; seul un sujet peut aider un sujet ; le médecin doit être avec son patient, dans son drame et non à côté. La psychothérapie est une maïeutique vitale. Jung accorde par suite, comme Freud, une importance capitale au transfert, qui est le lien affectif unissant le praticien et le patient. Loin d’être la simple projection d’une image parentale du patient (Freud), le transfert y joue pour Jung, à partir du praticien, le rôle actif d’un catalyseur en vue de la manifestation des contenus inconscients. Pour être efficace,  il présuppose donc un accomplissement personnel du psychologue.

Aux yeux de Jung, la portée de la psychothérapie est aussi variée que la nature humaine. On ne peut lui assigner de but a priori. L’évolution psychologique est essentiellement imprévisible. Les intentions et les voies de la nature ne sont pas les nôtres ; la disposition requise à leur égard est donc une attention vigilante alliée à une totale disponibilité. Auprès de la «petite psychothérapie» qui tend à la guérison d’un symptôme (obsession, phobie, inhibition, etc.) et dans laquelle les découvertes cliniques de Freud ont leur place, le praticien peut se trouver engagé dans une «grande psychothérapie», entreprise de longue haleine qui ne vise pas moins que la transformation de la personnalité.

Tandis que la thérapeutique de Freud se borne à faire venir à la conscience les contenus personnels inconscients qui, pour avoir été oubliés ou refoulés, troublent la vie consciente, Jung ne se contente pas de vouloir rétablir une normalité qui reste à définir. Voyant dans l’inconscient une énergie préexistant au moi, il ne fixe pas de limites à sa poussée en vue de son actualisation et accueille toutes les formes de réalisation possibles, demeurant seulement attentif à sauvegarder le contrôle du moi conscient. Il se garde de réduire la valeur des matériaux mis au jour; de telles attitudes ne font que masquer notre ignorance : si un grand poète a été un névropathe, cela ne touche en rien au mystère de son génie, car tous les névropathes ne sont pas de grands poètes. La reconnaissance dans l’homme d’une dimension qui « passe infiniment l’homme » limité à l’ego caractérise la psychologie analytique, encore dite « complexe » ou « des profondeurs », par opposition à la psychanalyse freudienne.

Il existe depuis 1948 à Zurich un Institut C.G. Jung qui assure la formation des praticiens. L’école junguienne a des représentants, non seulement en Europe et en Amérique, mais encore aux Indes et au Japon.

Le dynamisme des images oniriques

Le rêve est pour Jung, comme il l’est pour Freud, « la voie royale » menant à l’inconscient. Jung professe le plus grand respect à l’égard du songe et de son message. Il révèle à ses yeux l’existence d’un psychisme objectif, d’une sagesse naturelle qui tend à l’autorégulation de la psyché et dont il est la voix. Le rêve qui «traduit l’état de l’inconscient à un moment donné» exerce normalement une fonction de complémentarité par rapport aux attitudes conscientes. C’est une production naturelle qui doit être examinée comme telle, au même titre qu’une fleur ou qu’une gemme. Les symboles qu’il met en œuvre pour peindre une situation ne sont pas uniquement des signes, des allégories créées par une fonction de «censure» servant à dissimuler des figures de l’état de veille, ce qui est la conception freudienne. Ce sont des images qui ont leur raison d’être en elles-mêmes et possèdent leur dynamisme propre. Leur signification excédera toujours les interprétations que l’on peut en donner, car le propre du symbole est précisément de mettre le conscient en contact avec ce qui est « inconnu et à jamais inconnaissable ».

Le rêve formant un tout complet, son sens ne doit pas être recherché au moyen de libres associations qui écartent de lui (Freud), mais chaque symbole demande à être éclairé à l’aide du contexte onirique et vital. La nature autonome du symbole, l’existence d’un inconscient collectif permettent d’inviter le rêveur à passer au-delà de ses associations personnelles et à examiner toute la portée possible de l’image proposée à sa conscience en utilisant les matériaux historiques qui s’y rapportent. Cette opération est appelée amplification. Les symboles peuvent encore apparaître à l’état de veille sous forme de fantasmes, d’impressions visuelles ou auditives.

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Bas-relief peint réalisé par Jung

Une mention spéciale doit être faite de l’imagination active. Elle consiste à fixer l’attention sur une image, souvent empruntée à un rêve, et à en examiner la libre évolution. L’imagination active, où le moi joue le rôle d’un témoin vigilant, est aux antipodes de la rêverie. Elle peut fournir un instrument de choix en vue de la maturation des situations oniriques. Les plus belles images demeureront vaines tant que le moi ne les aura pas faites siennes par un acte qui sera, suivant le cas, intérieur ou extérieur. C’est alors seulement qu’il sera possible de parler d’intégration, de réalisation psychologique. D’un autre côté, il importe de préciser que l’activité dont il est question ici est aux antipodes de toute direction imposée ou suggérée au déroulement des images par un ego volontariste ; c’est la présence vigilante, objective et aimante d’une pure conscience, d’où sont absentes toute préoccupation d’intérêt et toute volonté de nature personnelle.

2. L’inconscient collectif et l’individuation

Par la voie une et multiple de l’image, l’homme pénètre progressivement dans les cercles qui le mènent vers le centre de son être intérieur. Le premier rencontré est celui de la persona (en latin : le masque du comédien). Ce terme désigne ici le personnage social qui, s’il a l’utilité et le caractère indispensables d’un vêtement, risque bien souvent de nous dissimuler notre nature individuelle. Il faut ensuite affronter et intégrer l’ombre, partie de nous-mêmes constituée par nos défauts et les produits de la fonction psychologique la moins différenciée. L’ombre a cependant un sens plus vaste et peut également désigner l’inconscient dans son ensemble, puisque tout ce qui n’est pas encore entré dans la lumière de la conscience apparaît comme rempli d’obscurité et de menace. Jung applique à la plongée dans l’ombre l’expression de « mort volontaire » qu’il emprunte à Apulée parlant des mystères d’Isis. Mais au-delà de cette porte étroite on débouche dans « une immensité sans limites, une indétermination inouïe ».

Les archétypes

Avec l’entrée dans cet indéfini, océan d’énergie antérieur à l’individu, Jung franchit un pas que Freud n’avait pas osé accomplir. Par opposition à l’inconscient personnel, il le nomme « inconscient collectif ». Son exploration ne va pas sans danger : les énergies qui font alors irruption dans la conscience inondent l’être, tel un déluge. On assiste à un « abaissement du niveau mental » pouvant aller jusqu’à une dissolution de la conscience pendant laquelle le psychologue tient, grâce au transfert, la place d’un moi de substitution.

Les contenus de l’inconscient collectif, ses modes de manifestation sont les archétypes. Plutôt que des structures préformées, ce sont des virtualités formatrices qui modèlent la matière indifférenciée fournie par le flux de l’énergie psychique. Ce sont de purs dynamismes qui se présentent sous des formes extrêmement variées appelées images archétypiques. Ils contiennent une forte charge émotionnelle d’ordre « numineux » (dépassant l’homme, sacré). Cette charge est à la fois positive et négative : l’archétype est simultanément l’indispensable facteur de l’évolution intérieure et, par la fascination qu’il exerce, une puissance captatrice, un « ogre » redoutable. La vie de l’homme tout entière est dominée et comme aimantée par les archétypes. Les plus puissants d’entre eux sont, sans conteste, ceux des parents.

Il ne faut pas commettre l’erreur de voir dans les « images parentales » des projections formées à partir de personnalités concrètes, comme l’a fait Freud, encore captif de la mentalité rationaliste qui était celle de son époque. C’est l’inverse qui se produit: le père et la mère charnels sont des spécifications de l’archétype invisible, d’où leur aspect surhumain dans l’âme de l’enfant.

Auprès des archétypes des parents, il faut citer ceux de l’anima et de l’animus qui introduisent l’image du sexe opposé dans la psyché consciente au fur et à mesure que l’être se différencie d’avec ses parents. L’anima est au suprême degré la puissance qui arrache l’homme à son univers rationnel ; c’est pourquoi elle apparaît souvent en premier lieu comme la séductrice, le fauteur de désordre. Certains types d’anima demeurent ainsi purement négatifs et aliènent entièrement celui qu’elles entraînent, telles Circé qui change en pourceaux les compagnons d’Ulysse, et la «femme fatale» décrite par P. Benoit dans L’Atlantide sous les traits d’Antinéa.

Mais peu à peu l’harmonie naît du chaos : l’anima montre son visage d’initiatrice qu’expriment les deux derniers vers de Faust: « L’Éternel Féminin nous attire vers le haut. » L’intégration de l’anima chez l’homme, de son homologue, l’animus, chez la femme, conduit à la réalisation intérieure de l’androgyne mythique. Comme tout ce qui relève de l’inconscient collectif, les archétypes ne sont pas séparés les uns des autres par des limites rigoureuses. Il existe entre eux des parentés, des contaminations, des passages. Ils ressemblent aux 64 principes constitutifs de l’univers du Yi King chinois qui se transforment sans cesse les uns dans les autres.

Les archétypes se manifestent, non seulement à l’intérieur, mais aussi sous forme de situations où l’événement extérieur se trouve en correspondance avec un donné psychique. On est ainsi mis en présence d’un mode de connexion, totalement différent de la relation causale, que Jung désigne du nom de synchronicité. L’archétype doit par suite être considéré comme un facteur, non point psychique, mais psychoïde, dans lequel on peut voir le pont reliant le monde intérieur et le monde extérieur, puisqu’il façonne à la fois la psyché et le continuum espace-temps.

L’appel des profondeurs

L’apparition de l’inconscient collectif et de ses messages au premier plan des préoccupations contemporaines constitue pour Jung la voie par laquelle la nature s’efforce de résoudre le grand problème de l’heure. Le développement prodigieux de la conscience claire a eu pour contrepartie la mise en jachère du domaine de l’âme, de l’irrationnel, relégué au rang de résidu de l’âge mythologique. L’intellect luciférien a usurpé la place de l’esprit créateur et celui-ci doit être recherché, non plus en haut, telle une flamme, mais dans la profondeur où se trouvent les eaux, ainsi qu’en témoignent les songes de nombreux hommes d’aujourd’hui. L’angoisse moderne est l’appel du fond, le vertige éprouvé sur les hauteurs de l’esprit où l’être a cessé de plonger ses racines dans l’humus nourricier.

L’âme chrétienne, abritée sous l’ample manteau de l’Église mère, puisait sa vie au trésor d’images sacrées. La revendication protestante, expression religieuse de la Renaissance, est venue affirmer l’esprit d’aventure et l’autonomie de l’intellect. Elle a rejeté l’une après l’autre les pièces de ce patrimoine, laissant l’homme sans médiateur, en tête à tête avec l’inconnu et créant une situation intenable dont Kierkegaard est le plus caractéristique. Le XVIIIe siècle a accentué ce processus et l’a introduit dans l’Église catholique qui, après une longue résistance, se débarrasse à son tour de ses « mythes » à un rythme accéléré.

Les plus beaux triomphes de la science ne sauraient compenser cette perte d’âme. L’homme, une fois seul avec lui-même, se sent dans un état d’indigence spirituelle générateur de déséquilibre : « La névrose, écrit Jung, est la souffrance d’une âme qui cherche son sens. » Ce n’est là toutefois qu’un stade, critique mais fécond, de l’aventure immémoriale de l’humanité. La désagrégation des ordres collectifs, la constatation que le ciel physique est vide, en mettant un terme à la projection que l’homme faisait de ses aspirations dans des mondes lointains et des puissances surnaturelles extérieures, le ramènent à lui-même et déclenchent en lui la mise en route de nouveaux processus créateurs. Il est désormais appelé à enfanter un cosmos, un monde ordonné, à partir de lui-même.

Individuation et totalité

Ce monde renouvelé est l’aboutissement de ce que Jung a dénommé le processus d’individuation. Il explique ce terme par le fait que, tant que l’être n’a pas réalisé la venue à la conscience et l’intégration des contenus archétypiques de l’inconscient, ceux-ci sont projetés, de façon positive ou négative selon le cas, dans des figures extérieures, si bien que l’on baigne dans un état de participation à l’entourage, résidu de la « participation mystique » décrite par Lucien Lévy-Bruhl comme étant la condition des primitifs.

L’individuation conduit au retrait des projections. L’homme dépouille le monde extérieur de son pouvoir de fascination et parvient à l’autonomie : il mérite désormais pleinement le nom d’individu. Il n’est pas pour autant séparé des autres et de l’univers, bien au contraire : vivant consciemment en contact étroit avec un domaine qui lui est commun avec l’humanité et le monde (l’inconscient et ses archétypes), il est régi par les rythmes de celui-ci. À la loi arbitraire du moi et des influences extérieures se substitue une règle interne, aussi secrète et aussi puissante que celle qui gouverne la mer et les astres.

Empiriquement le processus d’individuation est mis en évidence par l’existence de sujets chez qui la cure psychologique ne s’achève pas suivant l’une des formes limitées habituelles. La confrontation avec l’inconscient se poursuit, avec ou sans l’assistance du psychologue, et donne lieu à des expériences multiples et souvent étranges. Une telle évolution s’amorce habituellement aux environs du « seuil de la quarantaine ». Sauf exception, elle ne doit pas être encouragée plus tôt, car la tâche de l’homme au cours de la première partie de la vie est de fortifier son moi en s’affirmant dans le monde extérieur. Toutefois, en cette fin du XXe siècle, la désintégration totale des valeurs oblige un nombre croissant de jeunes êtres à entrer dans l’aventure intérieure pour trouver un sens à leur vie. Il y a là un important fait nouveau.

L’individuation fait monter au premier plan de la personnalité un ordre supérieur à celui de l’ego et, selon toute apparence, destiné à lui survivre. Elle constitue ainsi une préparation toute naturelle au terme de l’existence, qui en est aussi le but. Jung attache une grande importance psychologique au phénomène de la mort et lui attribue une valeur positive, bien qu’en homme de science il se refuse à se prononcer sur une éventuelle survie.

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L’individuation est le prix d’un long voyage fertile en péripéties : c’est le trésor gardé par des dragons, la Toison d’or, le saint Graal. Auprès des monstres, le chemin qui y mène est peuplé de figures secourables qui aident à franchir les passages périlleux : ainsi l’anima psychopompe (Ariane et son fil), le vieux sage, l’animal guide : rainette, tortue, lièvre, cerf. L’arrivée s’annonce bien à l’avance par l’apparition de symboles de la totalité: arbre, joyau, sphère lumineuse, pierre cubique, mandala (terme sanskrit désignant des figures circulaires ou carrées servant à la méditation). Cette totalité est en somme le centre virtuel autour duquel la révolution intérieure reliant les opposés s’effectue en spirale, et qui s’actualise peu à peu. L’être qui y est parvenu a le sentiment que l’axe de sa personnalité s’est déplacé.

Le nouveau centre, appelé Soi (Selbst), est situé au-delà du moi qui occupe par rapport à lui la position d’un satellite. Le caractère mystérieux du Soi en rend la définition malaisée. Le plan phénoménologique où se tient Jung lui interdit une formulation métaphysique. Comparant les symboles du Soi et ceux qui expriment la divinité dans les religions et les mythes, il conclut toutefois que le Soi est identique à l’image de Dieu dans l’âme. Mais son dernier mot est à chercher dans la phrase suivante extraite d’un de ses derniers écrits : « L’empiriste n’a rien à dire de la relation entre le Soi et Dieu. »

Ici comme ailleurs, Jung ne se soucie pas de bâtir un système dogmatique mais de montrer une voie. L’homme ne doit pas s’identifier au Soi, ce qui serait une inflation dangereuse (Nietzsche). Il doit se comporter à son égard en serviteur et non en maître. L’histoire de Philémon et Baucis montre l’attitude juste à adopter. Le résultat du processus est une transformation du regard et de l’être. C’est une expérience aussi complète et aussi indéfinissable que le bonheur. L’homme répond désormais docilement aux suggestions que la vie lui présente, et il connaît dans cet abandon la véritable liberté. Celle-ci n’est pas en effet le simple libre-arbitre, la faculté de satisfaire les désirs aveugles et contradictoires du moi : l’exercice d’une telle latitude mène bien vite au sentiment de l’absurde, comme l’ont éprouvé les existentialistes. La liberté vraie consiste en l’adhésion sereine – fût-elle douloureuse – à un ordre dépassant l’homme, grâce auquel il se sent à sa place dans un univers doté de sens : on songe à l’amor fati des stoïciens, à l’abandon chrétien.

3. Jung et l’alchimie

Jung a dû attendre quinze ans pour parler de l’individuation : il voulait pouvoir relier un processus aussi déroutant à des antécédents historiques, à des récits présentant des dépassements de l’ego sans les limitations et les projections de la pensée théiste. Le premier chaînon lui fut fourni en 1928 par un traité d’alchimie taoïste, Le Mystère de la fleur d’or, qui décrit une « révolution de la lumière » ayant pour terme l’éclosion d’un germe « immortel ». Mais c’est seulement lorsqu’il eut commencé de déchiffrer les énigmes de l’alchimie occidentale qu’il eut le sentiment d’avoir situé sa psychologie et défini son rôle historique.

Les opposés coexistaient au sein de la divinité, tant dans l’Ancien Testament que dans le paganisme : ainsi le livre de Job présente Satan comme un des fils de Dieu debout devant l’Éternel. La différenciation chrétienne a séparé radicalement les contraires, comme par un glaive, et rejeté le mal dans les ténèbres extérieures. Pourtant, il s’est trouvé à toutes les époques des hommes épris d’unification. Succédant au gnosticisme, l’alchimie leur a fourni un cadre plus vaste que l’orthodoxie, où ils ont pu mener leur entreprise.

Le Christ est le Dieu-Esprit qui descend du ciel et s’incarne ; la pierre philosophale est une matière obscure et vile où l’esprit divin, dont elle porte le germe, s’épanouira en son temps. À une époque où la matière demeurait pleine d’inconnu, l’alchimiste projetait l’image de l’inconscient dans un corps de son choix et s’efforçait d’y réaliser la transmutation à base de réconciliation des opposés dont la nostalgie l’habitait. Toutefois, les véritables adeptes avaient conscience de la portée de leur œuvre. Ils se donnaient le titre de philosophes et ne cessaient de proclamer que leur or n’est pas l’or du vulgaire aurum non vulgi, que leur joyau est une pierre d’invisibilité et d’immortalité.

De même que l’individuation, le grand œuvre s’étend sur de longues années. C’est un mouvement circulaire, une rotation au cours de laquelle on voit apparaître des couleurs successives, dont les principales sont le noir (qui évoque l’angoisse de la dissolution de la conscience), le blanc et le rouge (lumière de la conscience renouvelée et devenue opérante). Chaque auteur a son chemin propre, ce qui est encore un trait commun avec l’individuation.

Ainsi l’alchimie a permis pendant plus de quinze siècles à l’âme chrétienne d’exprimer sans trop de risques les formes les plus spontanées et les plus complètes de son développement, et de réaliser dans le secret du cœur l’apocatastasis, la restauration de l’harmonie originelle, la guérison de la blessure ouverte au sein de la divinité, le pardon de Satan annoncé par Origène et condamné comme hérétique par l’Église. La pratique psychologique montre que les matériaux livrés par l’inconscient de l’homme moderne traduisent, de leur côté, une volonté de rapprocher les pôles ennemis.

Jung revient plusieurs fois sur le songe d’un jeune théologien qui se voit assisté dans sa recherche intérieure par deux « mages » qu’il sait être le mage blanc et le mage noir. Or le mage blanc est vêtu de noir et le mage noir est vêtu de blanc. C’est ce dernier qui apporte au rêveur « la clé du paradis ». Le bien et le mal tendent donc à s’épouser étroitement et à former deux figures complémentaires analogues au Yang et au Yin chinois, principes opposés dont la réunion en un cercle représente la divinité, le Tao, la Voie. Les rêves véhiculent fréquemment à notre époque des images alchimiques inconnues du sujet. C’est ce qui explique que Jung n’ait cessé au cours de ses vingt-cinq dernières années de faire, dans ses œuvres, une place toujours plus grande au symbolisme hermétique.

En un siècle où la physique, plongeant son regard dans l’intimité de la matière, a réalisé la transmutation de la masse en énergie et en clarté aveuglante et meurtrière, fruit de ce que Robert Oppenheimer a dit être « l’œuvre du diable », l’aventure de l’exploration intérieure entamée par Freud et menée à bien par celui dont il avait voulu faire son successeur aboutit ainsi à remettre en honneur l’opus divinum des anciens «physiciens». Et, tandis que des hommes foulent le sol de la Lune, la psychologie analytique rouvre aux yeux de tous l’antique chemin qui conduisit Dante, à travers les cercles planétaires, jusqu’au cœur de la rose mystique, ce mandala occidental par excellence.

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Pierre sculptée par Jung

De telles coïncidences attestent éloquemment l’actualité de l’œuvre de Jung, le contrepoids qu’elle fournit à une civilisation qui projette violemment l’homme hors de lui-même, le condamnant à ignorer la source de ses conflits et à en rechercher une solution toujours plus complexe et plus lointaine en une poursuite aussi vaine que celle de Tantale. La voie junguienne donne à l’homme de retrouver en lui-même, par lui-même, en un mouvement parfaitement naturel, sa dignité suréminente proclamée par le christianisme comme par les enseignements de l’Orient, et se révèle ainsi apte à fournir à l’humanité le «supplément d’âme» dont elle a besoin pour survivre. C’est pourquoi l’on voit se multiplier, dans l’âme des contemporains, les songes où l’individuation, cette intégration des énergies archétypiques, est présentée comme l’antidote de la menace nucléaire.

 

Étienne Perrot

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